Extrait de mon carnet. Lishui (Chine) 2012.
"Demi-finale. Elle a perdu. Elle a perdu et porte alors toute la douleur de ses coéquipiers, de son club, de l'Équipe de France toute entière. Elle a perdu et pour elle plus rien ne compte, puisque c’est le regard des autres qu’elle souhaitait.
En petite finale, elle emporte la troisième place les yeux vides. Absente. Sans émotion. Elle termine le travail, sans un mot. Elle n’est déjà plus là. Elle est déjà partie pleurer, s’en vouloir, s’exécrer. Le regard des autres va peser lourd sur sa souffrance. Je dois lui rappeler que c’est SA défaite. Il faut que je trouve les mots, et vite…"
Juillet 2012.
Nous sommes à Berlin. Championnat d’Europe. Finale de Battle. Je sais qu’une victoire est possible. Je le sais d’autant plus qu’ils sont deux français dans ce dernier carré. Tous ces efforts peuvent être récompensés. Toute cette pression peut être libérée. Tout peut être parfait !
Je suis sur le bord de piste avec le reste de l’équipe alors que les juges se préparent. Après une journée à leur table de marques à prendre des décisions, tout le public les sent à la fois fatigués et excités. Les speakers électrisent l’ambiance dans les tribunes et de mon côté, je contiens comme je peux l’excitation qui pousse en moi afin de ne pas perturber mes deux athlètes. Je tente d’avoir une attitude neutre quant à leur rivalité dans cette dernière étape : chaque regard, chaque mot, chaque geste peut être mal interprété. Alors que l’un d’eux tourne sur la piste près de moi et échange des regards réguliers, l’autre reste à distance. Je veux lui parler sans avoir pourtant quoi que ce soit à lui dire. Je le vois bien : il est prêt. Il me semble que je cherche plus à me rassurer qu’à lui apporter du soutien. Je m’efforce à trouver les mots que je vais utiliser et le placement le plus adéquat pour les prononcer. Le commun des mortels n’imagine pas tout ce qu’essaye de calculer ou de prévoir un coach sur la touche : quels seront ses mots, l’intonation, le bon moment, le regard. Tant de fois j’ai négligé ces aspects. Tant de fois je me suis retrouvé dépourvu, plat ou maigre face à l’intensité d’un moment. Il faut savoir épouser l’atmosphère ambiante dans la posture, les yeux, le discours, le geste.
Encore quelques secondes d’échauffement pour mes deux athlètes français, puis l’annonce protocolaire des riders. On y est. Ca va partir.
C’est alors qu’il rompt la distance un court instant en s’approchant finalement près de l’équipe et de moi. Il se laisse rouler jusqu’à nous. Et sans nous regarder, avec une assurance et une absolue détermination, il annonce : « Je ne suis pas venu ici pour être deuxième ».
Ni tremblement. Ni violence. Et une certitude à faire taire tous les commentaires.
Je ne cherche plus mes mots. Je n’ai plus rien à dire.
Je l’observe. Il est grand. Je retrouve ce regard que je lui avais déjà vu l’an passé avant sa performance de Geisingen : il y a là un mélange de rage et de confiance. Une énergie non pas débordante, mais focalisée vers la seule réalisation de la performance absolue, encore imprédictible mais dors et déjà si évidente…
Il devient champion d’Europe.
C’est ce genre de moment qui m’a fait comprendre pourquoi certains deviennent compétiteurs, pourquoi certains sacrifient tant et pourquoi la victoire devient fondamentale pour eux.
Vous croyez qu’ils dépensent toute cette énergie et tout ce temps pour quelques minutes de grâce lors de la montée du podium ? Que c’est la médaille qui les intéresse ? Vous croyez que lorsqu’ils regarderont dans quelques années la photo du podium, ils verront le simple souvenir d’une première place en compétition ?
Après toutes ces années à les observer, je pense que beaucoup d’entre eux dépensent toute cette énergie non pas pour ces quelques instants de gloire, mais pour transformer le reste de leur vie. Ce n’est pas la médaille qui les intéresse, mais la preuve qu’ils sont capables d’exploits. La preuve qu’ils ont en eux les ressources, la grandeur, le cran, la puissance, les moyens, le talent. Et cette photo ne sera pas le souvenir d’un podium en compétition, mais celui d’une force émergente en soi.
Cela est peut-être risible pour certains ; de mon côté, j’ai découvert chez moi bien trop de défaillances pour juger avec trop de hâte celles des autres.
Extrait de mon carnet de notes :
« Le marquer dans ce carnet me paraît encore tellement incroyable que je prends mon temps pour l’écrire : Il est champion d’Europe de Battle ! Tour après tour, depuis le samedi 16h au dimanche 20h, il s’est mesuré aux meilleurs européens pour les sortir les uns après les autres. En 8ème de finale, sa décontraction est compréhensible. Mais en quart de finale, elle devient presque inquiétante. Puis, lorsqu’il fait son premier run, puis le second, on comprend avec un mélange d’évidence et de surprise. Il y a du nouveau dans tout ça.
Et lorsqu’il passe en finale, un champ de possibilités presque inespérées s’ouvre dans la tête de tous.
Il est devant la piste. C’est un œil particulier que celui d’un homme qui sait qu’il va faire quelque chose d’extraordinaire.”
Quelques mois plus tard. Chine. Lishui.
A cette époque, un autre athlète de l'Équipe de France est le numéro 1 Mondial au classement WSSA. Et en Roller Freestyle comme ailleurs, ceux qui performent sont accueillis avec sourires et considération. Des personnes que vous ne connaissez pas vous reconnaissent. Vos traits d’humour trouvent toujours public. Vos gimmicks et expressions sont copiés. On vous sourit ou on utilise des pincettes pour vous annoncer les choses. On est regardé et on le sait.
Il est numéro 1 Mondial et il le sait. Il aime ça moins comme un combattant, que comme un joueur. Je crois qu’il est conscient que son statut transforme la réalité sociale, et il s’en amuse. C’est un moyen comme un autre d’ouvrir des portes. Là où d’autres utilisent l’argent, leurs relations ou la force, lui travaille démesurément pour acquérir de nouvelles récompenses, de nouvelles opportunités, parfois de nouveaux privilèges. S'entraîner plus pour gagner plus pour calquer la formule consacrée.
Il joue. Il joue dans un monde qu’il a compris et dans lequel il s’intègre. Il joue pour gagner, parce que gagner, c’est voir sa mise doubler. Comme au poker, l’addiction est là. Il joue pour gagner. Il gagne pour jouer.
Premier jour de compétition. Il joue et profite de son statut… un peu… beaucoup… trop.
Slalom vitesse : il est 20ème. Il n’est pas qualifié alors que les autres membres de l’équipe le sont.
Deuxième jour, Pendant l’épreuve de Slalom Classic, il ne s’échauffe pas correctement, il ne se concentre pas, il ne se prépare pas à ce qui l’attend (ou à ceux qui l’attendent) et fait des erreurs de débutants. Il fait six points de pénalités ! Sur les 34 concurrents, seuls le 30ème et le 34ème font autant d’erreurs. Il termine 13ème. Tout le monde est déçu et à ce jeu, décevoir les gens, c’est perdre sa mise.
Chez moi, la honte s’ajoute à la déception, et je lui fais savoir sans délicatesse. J’ai conscience de n’avoir que quelques heures pour lui rappeler qu’il est un joueur sur le point de faire banqueroute, et qu’il peut perdre beaucoup plus qu’un simple Championnat du Monde. Car ce n’est pas un simple titre qu’il vient prendre ; ce n’est pas la raison pour laquelle il a tant travaillé. Je joue sur cette corde à laquelle je le sais sensible pour l’accompagner dans un autre état d’esprit, une détermination nouvelle. A la manière du film Diversion avec Will Smith, j’utilise le temps imparti pour semer des graines, marteler les mots clés et mettre de la perspective.
C’est à mon sens l’un des rôles du coach : comprendre les personnalités et les intérêts de chacun, pour ensuite tirer sur les ficelles permettant de faire émerger chez eux ce qui est nécessaire pour accomplir… disons “notre objectif commun”. Manipulation ou révélation ? Je laisse à chacun d’entre vous son avis sur la question. Quoi qu’il en soit, je pense avoir appris à le faire de mieux en mieux avec le temps et les expériences… malheureusement l’apprentissage empirique implique de nombreuses déconvenues, voire de fiascos...
Il se hisse jusqu’en finale Battle où, en plein empire du milieu, il fait face à trois chinois. Autant dire qu’il n’est pas le favori du public autochtone… Il me fait un clin d’oeil et me sourit « Tu vas voir du grand Moi »
Concentré, focalisé, déterminé, dur, il reste joueur mais impressionne tout le monde lors de cette finale (qu’on retrouve encore en vidéo sur le net). Tout en excellant, il rigole à chaque début de run, s’amuse avec le public, multiplie les dédicaces à ses adversaires, puis aux juges. Il fait le show et je l’accompagne de mes hurlements.
Il emporte finalement la troisième place de ce Championnat du Monde et reconquiert l’adhésion de la communauté.
Il reste numéro 1 au classement Mondial.
Il vient de gagner un sacré paquet de jetons...
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